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Transformation silencieuse

Qu’entendre par transformation silencieuse ? (Extrait de L’archipel des idées de François Jullien, Editions de la maison des sciences de l’homme, 2014)

J’appelle « transformation silencieuse » une transformation qui chemine sans bruit, donc dont on ne parle pas : silence des deux côtés. Parce qu’elle est globale et continue, elle ne se démarque pas, donc on ne la remarque pas ; mais elle affleure ensuite en événement sonore. Et même moins on la perçoit cheminer, plus cet événement fait de bruit et s’affiche comme son résultat.

« Entends, ma chère, entends la douce nuit qui marche… »

 
"[…] De là découle une seconde notion : celle de « transformation silencieuse ». Le héros (du côté européen) ne se pose pas seulement des buts, il doit également agir pour faire advenir la forme idéale qu’il a tracée. Or on sait qu’un des thèmes les plus marquants de la pensée chinoise, toutes écoles confondues, mais particulièrement insistant dans le taoïsme, est le « non-agir » (wu wei), qu’on ne saurait entendre dans le sens d’un désengagement, encore moins d’un renoncement ou d’une passivité. Si le Sage ou le stratège n’agissent pas, ils « transforment » (hua) : c'est-à-dire qu’ils font évoluer peu à peu, par influence, la situation dans le sens désiré. Le Sage pour le profit du monde, le stratège pour un profit particulier – la différence entre eux étant, non de logique, mais d’échelle et d’intérêt. 

Or, la transformation se manifeste précisément comme le contraire de l’action. Celle-ci, parce qu’elle est locale et momentanée et renvoie à un sujet (j’agis  « ici et maintenant »), se démarque du cours des choses, donc se remarque et peut faire l’objet d’un récit (l’épopée). Celle-là est trop globale et progressive, en revanche, en se fondant dans le cours des choses, pour se laisser repérer dans son procès. En quoi elle est « silencieuse ». Mais on en constate après coup le résultat. Voyez ces « transformations silencieuses » que nous vivons tous, du réchauffement climatique ou du vieillissement. Je dis « silencieuses » parce qu’on ne les perçoit pas et qu’elles passent « sous silence » : on ne se voit pas vieillir parce que la transformation est globale et continue ; mais quand on regarde les photos d’il y a vingt ans, on se rend compte soudain qu’on a vieilli... L’action est d’autant plus visible qu’elle force la situation, mais demeure épiphénoménale quant à ses effets, nous disent les Chinois. La transformation est effective, en revanche, et même d’autant plus effective qu’on ne la voit pas à l’œuvre et qu’elle ne fait pas événement. La pensée chinoise dissout ainsi l’individualité de l’événement dans la globalité des processus. A l’encontre de la grande mythologie européenne d’un Événement (et avènement) introduisant une rupture dans le temps et dont l’attente n’a toujours pas complètement rompu avec le religieux (le grand  « Avant »), les Chinois nous rendent attentifs au temps long, à la durée lente, et ne voient ainsi dans l’ « événement » (événement « sonore », disait Braudel) que l’affleurement momentané – tel un trait d’écume – d’une mutation beaucoup plus ample et qu’on ne saurait scinder."

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